Je le vois encore, avec sa veste jaune poussin et ses cheveux blancs comme neige sur sa peau noire. A la fin de chaque solo, il allumait un nouveau cigare, qu'il posait sur le bord du piano au moment de recommencer. Il était calme et souriait lumineusement à Jean-Jacques Avenel et sa contrebasse.
C'était au Duc des Lombards, à Paris, un soir d'octobre 2002, un peu plus de deux mois avant sa mort. Mal Waldron avait 76 ans, venait d'enregistrer une session avec Archie Shepp et paraissait en forme. Ses longs doigts couraient inlassablement sur l'ivoire, comme ils le firent toute sa vie durant, à la recherche des paradis perdus du jazz. En 1977, il déclarait à Jazz Magazine : "Je m'efforce de penser au futur, j'essaie de jouer une musique plus libre, à tous les niveaux. J'y arrive peu à peu, je fais de mon mieux, mais je suis très lent." Pourtant, depuis le magnifique Free At Last, en 1969, il s'était déjà libéré en se trouvant un style hors-norme, basé sur la répétition et la déformation, très inspiré par la musique classique et notamment par Bartok, qu'il avait étudié dans sa jeunesse.
Musicien professionnel dès 1947, d'abord au saxophone, Malcolm Earl Waldron s'impose vite comme un pianiste d'accompagnement efficace et est embauché par Max Roach et sa femme Abbey Lincoln. La rencontre, quelques années plus tard, avec Billie Holiday, est peut-être la plus marquante de sa vie. Il est son pianiste attitré de 1956 à 1959, années où elle signe certains de ses plus beaux enregistrements. Après la mort de la chanteuse, Mal lui dédie plusieurs hommages, dont le sublime Left Alone, avec Jackie Mc Lean. Trop souvent, on résume la carrière de Mal Waldron à sa collaboration avec Billie Holiday. Pourtant, il est l'auteur de plus de cinquante albums et de nombreux thèmes classiques repris par tous, comme l'éternel "Soul Eyes". Il a joué avec toutes les pointures du bop et du free jazz, d'Eric Dolphy à John Coltrane, de Miles Davis à Lester Young. Sa versatilité et sa large vision du jazz lui ont d'ailleurs valu d'être le directeur artistique de Prestige Records.
Des années 70 jusqu'à sa mort, il laisse libre cours à son amour pour la musique de Thelonious Monk, dont il explore l'oeuvre sur de nombreux disques, presque toujours avec son ami Steve Lacy au saxophone. Toute la discographie de Waldron a quelque chose de monkien, c'est-à-dire de déstructuré, de complexe et d'enfantin. C'est le cas de One More Time, un des derniers albums de l'artiste, où il dessine un ciel et le colore par larges touches, comme un expressionniste. Il est accompagné par Jean-Jacques Avenel, et Steve Lacy apparaît sur deux titres. Mal ouvre le bal seul avec "All Alone", une délicieuse introspection dont la mélodie est prolongée et amplifiée par un usage intensif du trémolo. Tout ce qui suit, et notamment l'extatique "The Seagulls Of Kristiansund", illustre la maîtrise que l'homme possédait à la fin de sa vie. Une note, dans le livret, est émouvante à cet égard : "Mesured against eternity, our life span is very short, so I am extremely happy to have this record as a high point of mine." L'achèvement d'une vie de jazz.
En bref : enregistré peu avant sa mort, One more time est le splendide testament discographique d'un pianiste d'exception.
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