Thelonious Monk. Un géant dont le nom seul, entre sacré et grand-guignol, évoque un monde hermétique, impénétrable. Dans un sens, c'est vrai : Monk a créé une des musiques les plus complexes qui soient. Mais c'est aussi une des plus enfantines, des plus directes... Qui mieux qu'un pianiste pouvait tenter d'expliciter cet heureux paradoxe ? Et quand le musicien se double d'un écrivain amoureux de son sujet, l'affaire devient réellement intéressante. Ainsi, Laurent de Wilde, pianiste français né à New-York, peut se vanter d'avoir écrit l'ouvrage parfait pour appréhender le monde dément de celui qui fut surnommé "the genius of modern music".
Avec l'histoire de Thelonious, c'est toute l'histoire du jazz à New-York qui nous est contée. La frénésie créative des années 30, où quelques malades posent les bases du bebop; l'Apollo et le Minton's Playhouse, modeste club où tout démarra; et puis Dizzy, Bird, Hawkins, Bud Powell... l'une des plus grandes concentrations de génies au mètre carré que la terre ait portée. Viennent ensuite l'après-guerre, les premiers disques de Blue Note, de Prestige, de Riverside, la gloire enfin acquise du bop, les sessions au Five Spot de Lower East Side, les tournées triomphales, puis le tomber de rideau, à la fin des 60's, quand les Beatles débarquent... Et au milieu de tout ça, mais toujours en retrait, toujours ailleurs, il y a Monk. Lui ne change jamais. Il joue SA musique, un point c'est tout, et c'est aux autres de s'adapter.
Les autres, justement, sont effrayés par sa musique : faussement simple, ni classique, ni moderne, elle est bourrée de sous-entendus, de décalages prolongés à l'issue desquels il faut pouvoir retomber sur ses pattes. "Si on rate un accord, c'est comme si on tombait dans une cage d'ascenseur vide", disait Coltrane de l'univers de son ami. Même son jeu, au sens physique du terme, l'isole des autres pianistes, aux longs doigts arc-boutés : les doigts plats comme des baguettes, Thelonious martèle le clavier de ses petites mains auxquelles il fait porter tout le poids de son corps.
Toute sa vie, il est à la recherche de musiciens capables de jouer sa musique sans se perdre dans ses pièges rythmiques. Il en trouve, parfois. Et quels musiciens! De Wilde les énumère tous et décortique leurs rapports avec la musique de Monk : il y a ceux qui cherchent une confrontation au sommet, comme l'éternel pote Art Blakey. Ceux qui viennent s'abreuver à la source monkienne pour étancher leur soif de génie, comme Coltrane. Ceux, enfin, qui s'intègrent dans cette musique trop grande pour eux avec humilité et discrétion, comme le talentueux saxophoniste Charlie Rouse, qui joua avec le maître durant douze de ses plus belles années.
De Wilde nous fait assister aux enregistrements, aux concerts les plus marquants et raconte les arnaques des producteurs, la came, les fins de mois à l'arrache... Tous les poncifs d'une biographie de musicien. Sauf en ce qui concerne la vie privée de Monk, incroyablement calme et stable comparée à celle de ses confrères. Tout reposait sur deux femmes : Nellie, son épouse dévouée (à qui il dédia le superbe "Crepuscule with Nellie"), et Pannonica de Koenigswarter, née Rothschild, mécène folle de jazz chez qui le couple se retira au moment où Thelonious cessa subitement de jouer.
Dans "Monk", Laurent de Wilde respecte une stricte chronologie, à une exception près : il omet volontairement d'évoquer les incidents cérébraux du jazzman pendant la majeure partie du livre. La maladie mentale de Monk n'apparaît qu'à la toute fin, comme pour isoler et préserver le génie du pianiste de sa folie, cette folie qui le faisait tourner sur lui-même pendant des heures ou errer des nuits et des jours dans un aéroport avant que la police ne le renvoie chez lui. L'auteur garde tout cela pour les dernières pages, celles du retrait, de l'effacement, de la mort. Il faut beaucoup de respect et d'amour pour protéger le génie d'un homme de cette façon. Monk en vaut bien la peine.
De Wilde (Laurent), Monk, Paris, Gallimard (Folio), 1996, 314 pages.
Avec l'histoire de Thelonious, c'est toute l'histoire du jazz à New-York qui nous est contée. La frénésie créative des années 30, où quelques malades posent les bases du bebop; l'Apollo et le Minton's Playhouse, modeste club où tout démarra; et puis Dizzy, Bird, Hawkins, Bud Powell... l'une des plus grandes concentrations de génies au mètre carré que la terre ait portée. Viennent ensuite l'après-guerre, les premiers disques de Blue Note, de Prestige, de Riverside, la gloire enfin acquise du bop, les sessions au Five Spot de Lower East Side, les tournées triomphales, puis le tomber de rideau, à la fin des 60's, quand les Beatles débarquent... Et au milieu de tout ça, mais toujours en retrait, toujours ailleurs, il y a Monk. Lui ne change jamais. Il joue SA musique, un point c'est tout, et c'est aux autres de s'adapter.
Les autres, justement, sont effrayés par sa musique : faussement simple, ni classique, ni moderne, elle est bourrée de sous-entendus, de décalages prolongés à l'issue desquels il faut pouvoir retomber sur ses pattes. "Si on rate un accord, c'est comme si on tombait dans une cage d'ascenseur vide", disait Coltrane de l'univers de son ami. Même son jeu, au sens physique du terme, l'isole des autres pianistes, aux longs doigts arc-boutés : les doigts plats comme des baguettes, Thelonious martèle le clavier de ses petites mains auxquelles il fait porter tout le poids de son corps.
Toute sa vie, il est à la recherche de musiciens capables de jouer sa musique sans se perdre dans ses pièges rythmiques. Il en trouve, parfois. Et quels musiciens! De Wilde les énumère tous et décortique leurs rapports avec la musique de Monk : il y a ceux qui cherchent une confrontation au sommet, comme l'éternel pote Art Blakey. Ceux qui viennent s'abreuver à la source monkienne pour étancher leur soif de génie, comme Coltrane. Ceux, enfin, qui s'intègrent dans cette musique trop grande pour eux avec humilité et discrétion, comme le talentueux saxophoniste Charlie Rouse, qui joua avec le maître durant douze de ses plus belles années.
De Wilde nous fait assister aux enregistrements, aux concerts les plus marquants et raconte les arnaques des producteurs, la came, les fins de mois à l'arrache... Tous les poncifs d'une biographie de musicien. Sauf en ce qui concerne la vie privée de Monk, incroyablement calme et stable comparée à celle de ses confrères. Tout reposait sur deux femmes : Nellie, son épouse dévouée (à qui il dédia le superbe "Crepuscule with Nellie"), et Pannonica de Koenigswarter, née Rothschild, mécène folle de jazz chez qui le couple se retira au moment où Thelonious cessa subitement de jouer.
Dans "Monk", Laurent de Wilde respecte une stricte chronologie, à une exception près : il omet volontairement d'évoquer les incidents cérébraux du jazzman pendant la majeure partie du livre. La maladie mentale de Monk n'apparaît qu'à la toute fin, comme pour isoler et préserver le génie du pianiste de sa folie, cette folie qui le faisait tourner sur lui-même pendant des heures ou errer des nuits et des jours dans un aéroport avant que la police ne le renvoie chez lui. L'auteur garde tout cela pour les dernières pages, celles du retrait, de l'effacement, de la mort. Il faut beaucoup de respect et d'amour pour protéger le génie d'un homme de cette façon. Monk en vaut bien la peine.
De Wilde (Laurent), Monk, Paris, Gallimard (Folio), 1996, 314 pages.
_
1 Comment:
Tout simplement génial ce Thelonius !
Post a Comment