Cat Power va mieux, et ça se voit. Ceux qui avaient vu son concert au Grand Rex l’année dernière n’ont pas été surpris. Moi qui ne l’avais pas vue depuis plus de trois ans, j’ai été bluffé par la transformation de
Chan Marshall, de l’alcoolique angoissée et capricieuse à la star maître d’elle-même, généreuse et, semble-t-il, heureuse. La chrysalide faite papillon, pour reprendre la métaphore la plus usée du monde.
A la Boule Noire, en 2002, elle avait offert un concert somptueux et foutraque, seule en scène, martelant le parquet de coups de bottes appuyés lorsque, posée au piano, elle envoyait sa voix fêlée taquiner les étoiles sur les chansons de ses meilleurs albums, What would the community think (1996), Moon Pix (1998), ou Covers Record (2000). L’interprétation de Moonshiner, l’une des plus belles chansons de Dylan, avait atteint des sommets de beauté dépressive. A la Cigale, en 2003, entourée d’un groupe lassé par ses poses et ses divagations éthyliques, son show outrancier avait été assez mal accueilli, malgré l’intensité de certains titres auxquels violon et violoncelle conféraient un lyrisme débordant.
Mais c’est à sa (contre-) performance au Café de la Danse, en 2004, que je ne pouvais m’empêcher de penser en pénétrant l’enceinte du Bataclan, hier soir. Dans ce caveau froid comme la mort, devant un public apathique voire hostile, la belle nous avait donné le spectacle navrant de sa déchéance. Tenant une setlist griffonnée dans ses mains tremblantes, elle avait esquissé des ébauches de chansons émaillées de « Sorry… » et de fausses notes. Les sons restaient coincés dans sa gorge tant l’angoisse et les vapeurs de whisky l’étreignaient. Ne supportant pas la lumière des projecteurs, elle avait insisté pour les faire éteindre, si bien que, dans l’ombre, les spectateurs peinaient à distinguer ses traits. Elle était repartie pliée en deux, malade, désespérée. Certains avaient demandé, en vain, le remboursement de leurs billets. Un journaliste l’ayant interviewée à l’époque se rappelle avoir descendu un gros pack en deux heures d’entretien ponctuées par les rots sonores d’une demoiselle mal dans ses pompes.
Mais la nouvelle Chan Marshall est arrivée. Après avoir touché le fond et stoppé les concerts peu après la sortie de The Greatest (2006), son dernier album en date, la chanteuse originaire d’Atlanta a fait un tour en cure de désintox et s’est installée à Miami. Elle a maigri, bronzé, et repris goût à la vie. Dans la foulée, elle a préparé Jukebox, son deuxième album de reprises, sorti hier, où elle donne sa version, souvent méconnaissable, de ses morceaux de blues et de soul préférés. Un disque malheureusement un peu lisse, trop bien produit. Et c’est là le problème. De Cat Power, on attend, et c’est il faut bien le dire assez malsain, une fragilité excessive, un dolorisme apitoyant qui ne peuvent s’accorder avec une santé et un bonheur parfaits.
Quand, dans un tee-shirt blanc trop large et terriblement sexy, elle donne une version très rock de Satisfaction, on en vient presque à regretter celle du Covers Record, sombre et évanescente, tout en acoustique. Quand une voix pleine et franche nourrit de vibrations soul le mythique Naked if I want to (une chanson de Moby Grape présente sur le Covers records et reprise dans Jukebox), on pense en soupirant aux chuchotements sensuels de l’époque alcoolique. Il aura donc fallu se départir de ses souvenirs pour apprécier une artiste libérée de ses démons, se la jouant Janis Joplin sur des blues éraillés. Metal Heart, un de ses plus beaux titres, en sort même grandi. N’empêche. Il faudra s’y faire. Désormais, Chan demande qu’un projecteur éclaire son visage - « for the audience », se trémousse avec aisance, adresse des clins d’œil à ses fans et leur distribue des roses blanches. Curieuse métamorphose…
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