Sun Ra est de ces artistes dont la connaissance nécessite un effort parfois douloureux. L’hermétisme de sa musique et de son esthétique en rebute plus d’un, tandis que d’autres, les puristes du jazz, l’ont longtemps considéré comme un fumiste. Il faut dire qu’ Herman Pool Blount n’a jamais été un pianiste comme les autres. Emissaire du soleil sur terre, il avait officiellement enterré son nom de naissance pour adopter celui, plus rayonnant, de Leson’r Ra. Il prétendait avoir été enlevé par les extra-terrestres qui l’auraient emmené sur Saturne pour lui révéler son destin de musicien et de messager. Dès les années 1950, il se voue au free jazz et développe une mystique musicale et spirituelle qui lui est propre, mélange de sorcellerie vaudou, de folklores africains, de mythes aztèques et égyptiens, et de psychédélisme. Entouré de son Arkestra, qui prendra des dizaines de nom, il devient une sorte de gourou cosmique et d’artiste protéiforme dont les concerts, ou plutôt les cérémonies, tous les témoins le disent, sont parmi les plus hallucinants de la seconde moitié du XXème siècle. Une sorte d’équivalent jazz de Frank Zappa, au répertoire encore plus foisonnant.
Décédé à l’âge de 79 ans en 1993, Sun Ra laisse derrière lui plus de 200 albums. En choisir un pour aborder le personnage s’avère donc très compliqué. Mais il a bien fallu le faire, et c’est sur Disco 3000 que mon choix s’est porté, même s’il n’est ni son meilleur disque, ni le plus représentatif de son oeuvre. D’abord parce qu’il n’a été édité que récemment dans sa version complète (en 2007 chez Art Yard). Ensuite parce que certains de ses morceaux restent visionnaires aujourd’hui, 30 ans après leur enregistrement. Enfin parce que Sun Ra s’y montre particulièrement inventif dans l’utilisation des claviers électroniques. Et il aimait ça, les claviers, Sun Ra. Durant toute sa longue carrière, il essaiera tous les modèles possibles : Farfisa, Moog, et autres Celesta, et même des machines plus spéciales comme le Theremin ou le Telharmonium. Sur Disco 3000, il utilise, en plus de l’orgue et du piano, un petit clavier extrêmement rare, inconnu de la firme elle-même, le Crumar Mainman. Ce prototype, obtenu on ne sait comment, était l’un des premiers (peut-être même le premier) à permettre l’utilisation de lignes de basse et de beats préprogrammés tout en offrant une poignée de fonctions sonores modulables (clavecin, cuivres, cordes...). Aussitôt touché, aussitôt maîtrisé. Le musicien s’en donne à coeur joie sur ce disque, et l’on comprend vite pourquoi Sun Ra est considéré comme un précurseur des musiques électroniques et de toutes les musiques étranges.
Lors de ce set, qui n’a de disco que le nom, il n’est pas entouré d’une meute de musiciens et choristes comme c’était souvent le cas. Enregistré en quartet au Teatro Cilak de Milan, le 23 janvier 1978, il offre une vision plus intimiste du travail de Sun Ra, qui navigue du free au jazz plus classique et livre surtout deux de ses plus audacieuses incursions électroniques : “Disco 3000” et “Dance Of The Cosmo-Aliens”. Sur la première de ces pièces maîtresses, Ra occupe tout l’espace sonore, au point d’étouffer ses fidèles solistes Michael Ray (trompette) et John Gilmore (saxophone ténor, percussions), qui compensent heureusement par une science du placement hors du commun - Ray est particulièrement éblouissant, bouchant sa trompette ou émettant un léger filet de souffle accentuant l’effet distant et mélancolique de ses phrases. Le batteur Luqman Ali, totalement à l’écoute de son leader, appuie le plus souvent ses fulgurances par quelques roulements épars et cymbales diffuses. D’autant que Sun Ra, on l’a dit, s’amuse comme un petit fou avec la boîte à rythme archaïque de son Crumar Mainman. Il élabore des rythmiques métronomiques et confronte ces structures fixes à des nuées de notes tour à tour indistinctes, dissonantes ou fabuleusement mélodieuses, de sorte que ce morceau-titre marrie l’inconfort du free au côté narratif et rassurant d’une musique plus populaire.
Décédé à l’âge de 79 ans en 1993, Sun Ra laisse derrière lui plus de 200 albums. En choisir un pour aborder le personnage s’avère donc très compliqué. Mais il a bien fallu le faire, et c’est sur Disco 3000 que mon choix s’est porté, même s’il n’est ni son meilleur disque, ni le plus représentatif de son oeuvre. D’abord parce qu’il n’a été édité que récemment dans sa version complète (en 2007 chez Art Yard). Ensuite parce que certains de ses morceaux restent visionnaires aujourd’hui, 30 ans après leur enregistrement. Enfin parce que Sun Ra s’y montre particulièrement inventif dans l’utilisation des claviers électroniques. Et il aimait ça, les claviers, Sun Ra. Durant toute sa longue carrière, il essaiera tous les modèles possibles : Farfisa, Moog, et autres Celesta, et même des machines plus spéciales comme le Theremin ou le Telharmonium. Sur Disco 3000, il utilise, en plus de l’orgue et du piano, un petit clavier extrêmement rare, inconnu de la firme elle-même, le Crumar Mainman. Ce prototype, obtenu on ne sait comment, était l’un des premiers (peut-être même le premier) à permettre l’utilisation de lignes de basse et de beats préprogrammés tout en offrant une poignée de fonctions sonores modulables (clavecin, cuivres, cordes...). Aussitôt touché, aussitôt maîtrisé. Le musicien s’en donne à coeur joie sur ce disque, et l’on comprend vite pourquoi Sun Ra est considéré comme un précurseur des musiques électroniques et de toutes les musiques étranges.
Lors de ce set, qui n’a de disco que le nom, il n’est pas entouré d’une meute de musiciens et choristes comme c’était souvent le cas. Enregistré en quartet au Teatro Cilak de Milan, le 23 janvier 1978, il offre une vision plus intimiste du travail de Sun Ra, qui navigue du free au jazz plus classique et livre surtout deux de ses plus audacieuses incursions électroniques : “Disco 3000” et “Dance Of The Cosmo-Aliens”. Sur la première de ces pièces maîtresses, Ra occupe tout l’espace sonore, au point d’étouffer ses fidèles solistes Michael Ray (trompette) et John Gilmore (saxophone ténor, percussions), qui compensent heureusement par une science du placement hors du commun - Ray est particulièrement éblouissant, bouchant sa trompette ou émettant un léger filet de souffle accentuant l’effet distant et mélancolique de ses phrases. Le batteur Luqman Ali, totalement à l’écoute de son leader, appuie le plus souvent ses fulgurances par quelques roulements épars et cymbales diffuses. D’autant que Sun Ra, on l’a dit, s’amuse comme un petit fou avec la boîte à rythme archaïque de son Crumar Mainman. Il élabore des rythmiques métronomiques et confronte ces structures fixes à des nuées de notes tour à tour indistinctes, dissonantes ou fabuleusement mélodieuses, de sorte que ce morceau-titre marrie l’inconfort du free au côté narratif et rassurant d’une musique plus populaire.
Long de 26 minutes, il débute dans un chaos interstellaire effrayant et se consolide peu à peu jusqu’à l’arrivée du thème chanté, reprise de “Space Is The Place”, l’une des oeuvres les plus célèbres du jazzman. Dans un troisième mouvement, Ra aspire le cosmos des instruments dans le siphon d’un trou noir, avant de recréer un monde inquiétant où rôdent des ombres glacées, mais où la vie finit par renaître dans la violence sous la forme de cuivres stridents et enchevêtrés. Constamment imprévisible, la dramaturgie de cet Arkestra version réduite est extrême en ce sens qu’elle a souvent recours à des effets déceptifs ou, au contraire, à d’inopinés emballements. On a parfois la sensation qu’au thème central s’ajoute un discours sous-jacent, souterrain, qui craquèle régulièrement la surface et contamine un à un chacun des musiciens pour finalement s’imposer en maître. Indissociable du précédent, dont il reprend certains éléments, “Dance of the Cosmo-Aliens” n’est pas aussi luxuriant, mais plus avant-gardiste encore. C’est un beat presque techno qui inaugure ce titre répétitif et minimaliste évoquant autant les compositeurs contemporains à la Terry Riley que le Miles Davis du début des seventies, ou des productions plus récentes comme le breakcore de Venetian Snares ou d’Aphex Twin.
A côté de ces deux bijoux prémonitoires, les morceaux acoustiques paraissent bien conventionnels et pourtant... Le très funky Sky Blues est un sommet de hard-bop cuivré, clos par un solo insensé du pianiste, visiblement influencé par Art Tatum, tandis qu’”Echos of the World” a la délicatesse des plus vaporeux morceaux de Coltrane. Seuls les apocalyptiques “Sun of the Cosmos” et “When There Is No Sun” s’avéreront réellement difficiles à digérer, même pour les amateurs de free jazz. Pour le reste, ne vous fiez pas à ceux qui prétendent que Sun Ra est inaudible : même s’il n’est pas son disque le plus évident à découvrir, Disco 3000 est tout à fait accessible. Profitons en !
En bref : Ce live n'est pas le meilleur album de Sun Ra, mais il est certainement l’un des plus prophétiques et aventureux. Une fabuleuse exploration des possibilités des claviers électroniques. Pour reprendre une vieille formule : à écouter, au moins une fois !
A côté de ces deux bijoux prémonitoires, les morceaux acoustiques paraissent bien conventionnels et pourtant... Le très funky Sky Blues est un sommet de hard-bop cuivré, clos par un solo insensé du pianiste, visiblement influencé par Art Tatum, tandis qu’”Echos of the World” a la délicatesse des plus vaporeux morceaux de Coltrane. Seuls les apocalyptiques “Sun of the Cosmos” et “When There Is No Sun” s’avéreront réellement difficiles à digérer, même pour les amateurs de free jazz. Pour le reste, ne vous fiez pas à ceux qui prétendent que Sun Ra est inaudible : même s’il n’est pas son disque le plus évident à découvrir, Disco 3000 est tout à fait accessible. Profitons en !
En bref : Ce live n'est pas le meilleur album de Sun Ra, mais il est certainement l’un des plus prophétiques et aventureux. Une fabuleuse exploration des possibilités des claviers électroniques. Pour reprendre une vieille formule : à écouter, au moins une fois !
Sun Ra - Dance Of The Cosmo Aliens.mp3
A noter : Plusieurs enregistrements de la très prolifique période italienne de Sun Ra sont disponibles. Tous sont d’excellente qualité. On peut notamment citer Media Dream, capté lors du même concert milanais, ou Other Voices, Other Blues et New Steps, tous deux enregistrés à Rome durant le même mois de janvier 1978 avec le même quartet.
Sun Ra et son Arkestra font un peu de tourisme en Egypte et en Italie :
1 Comment:
merci beaucoup pour cette excellente chronique, trés éclairée. Je ne savais pas par quel bout prendre ce Sun Ra, maintenant je sais. Tu décris bien les processus de l'improvisation, fondée sur l'écoute de l'autre, phénomènes d'inter-vibration, pratique radicalement collective, même si qqn impulse les mouvements. Je signale sur ce sujet l'article de mon copain Yves Citton, dans l'excellente revue Multitudes :
http://multitudes.samizdat.net/L-utopie-Jazz-entre-gratuite-et
bises
J
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