© Charlie Bonallack
Après avoir été pendant quatorze ans la moitié de Swayzak, le Londonien James Taylor sort un deuxième album solo sous le nom Lugano Fell, intitulé Arcxicon (label Mental Groove). Un opus à l'univers ambient radicalement opposé à la techno minimale de Swayzak. Rencontre à Montpellier, sa ville d'adoption depuis dix ans.
Pourquoi es-tu venu t'installer en France et à Montpellier ?
C'était un peu à l'apogée de ma carrière avec Swayzak. J'ai eu un enfant. Il fallait déménager. Avec ma femme on a discuté : Californie, Nouvelle-Zélande… Mais c'était trop loin avec un nouveau né. Ma femme a fait des études à Paris, elle est complètement bilingue. Avec Swayzak, on jouait beaucoup en Allemagne, en Suisse, en Italie, en France ou en Espagne. On n'était finalement jamais à Londres et en Angleterre. Ça me semblait logique d'être pas loin de Barcelone et de Genève. Et finalement, ce qui nous a décidé, c'est en venant à Tohu-Bohu en 2001 [programmation de musiques électroniques dans le cadre du Festival Radio France à Montpellier, ndlr]. On s'est dit : c'est cool, il y a une bonne ambiance, c'est une ville jeune, ça bouge. Finalement on a focalisé sur le sud de la France. Moi je voulais être à Berlin mais ma femme ne supporte pas le froid !
Je ne suis pas venu à Montpellier pour la musique mais pour me changer la vie. Mais en faisant de la musique ici, ça m'a beaucoup inspiré. D'apprendre une nouvelle langue, une nouvelle culture. Je parlais français comme un pied. J'ai pris des cours. J'ai aussi beaucoup appris en boîte. En 2005-2006 j'ai fait une sortie solo sur le label parisien Logistic. Grâce à ça j'ai pas mal tourné en France. J'ai appris le français de la nuit.
Tu as commencé le projet Lugano Fell alors que tu étais encore membre de Swayzak. Peux-tu nous raconter sa genèse ?
Lugano Fell est né d'une réaction par rapport à tout ce que j'ai fait avec Swayzak. En fait c'est né dans le TGV. Au retour d'une soirée, j'avais les oreilles cassées et envie d'écouter de la musique douce. Quelque chose pour m'atterrir. Le premier album est vraiment né dans le train.
Et ce deuxième opus, comment l'as-tu construit ?
Il ne sort qu'aujourd'hui mais cet album a été enregistré en 2008 ou 2009. Je n'étais pas sûr alors j'ai mis sur la pochette "possibly 2008" ! J'en avais marre de faire de la musique avec l'ordinateur. J'avais envie d'un retour aux sources, de bricoler avec des machines. J'ai travaillé avec des vinyles, notamment des vinyles classiques.
J'avais récupéré un bac de vinyles dans une bibliothèque anglophone à Montpellier. Il y avait du Messiaen, du Debussy, du Ravel. Beaucoup d'artistes du XXe siècle. Au début, je pensais juste les écouter. Petit à petit, c'est devenu un projet. J'ai commencé à acheter des disques classiques. Personne n'en veut. Tu les achètes un euro, cinquante centimes… Pourtant, ils ont une richesse assez profonde.
Concrètement, tous ces disques glanés, comment les as-tu intégré à ta musique ?
J'ai fait un peu de circuit bending en modifiant une platine pour que ça tourne hyper lentement, et en arrière. Grâce à ça, je peux trouver les sons qui sont là, dans le sillon, mais un peu caché. J'adore mettre un disque et l'écouter dans le mauvais sens et à une autre vitesse. D'autres sons se révèlent. À l'oreille, dès que quelque chose me plait je le garde.
Je suis obligé de travailler en temps réel. Pour moi ça fait un voyage, un trajet, il y a beaucoup d'aléatoire. Je ne sais pas ce qui va arriver dans la musique et avec les machines. J'aime bien céder le contrôle. Dans l'album, il n'y a quasiment pas de rythmique, c'est pas fait pour danser. Mais pour écouter à la maison, pour voyager ou pour dormir.
Il y a un côté matière, des sons de craquements dans ton son. Comment joues-tu en live ?
Chaque fois que je joue c'est en live, improvisé. Même si je mets des étiquettes sur les disques pour décrire certains sons comme "piano", "mélo". Parfois, je gratte des disques pour faire des boucles vraiment sales. Le support fait aussi partie du son. Je joue aussi sur des disques neufs, pour ne pas avoir de craquement tout le temps.
Lugano Fell, c'est le plaisir, c'est 100 % artistique. Je peux aller où je veux, quand je veux.
Je n'ai pas envie de jouer le jeu : faire une sortie de disque, ensuite une tournée… Juste prendre le plaisir, me balader.
Pourquoi as-tu choisi ce nom, Lugano Fell ?
J'avais déjà utilisé mon nom James Taylor. Je voulais que ce soit un autre projet, à part. J'ai écrit plusieurs mots qui me plaisaient, au niveau sonore comme visuel. Mais il n' y a pas de sens.
Pas de référence à la Suisse ?
Inconsciemment. Car maintenant je suis sur un label suisse, et je suis allé joué deux fois là-bas.
J'avais choisi le nom avant de rencontrer Olivier Ducret (patron du label Mental Groove, ndlr). Je l'ai croisé à Lausanne y'a un peu plus d'un an. C'est un gars assez connu dans le milieu techno. On est devenu super pote. Du coup je lui ai envoyé le CD qui est resté sur une étagère pendant trois ans. Il m'a dit : "c'est super on va faire une sortie". J'avais pas cherché à faire sortir ce disque. Je travaille beaucoup au feeling.
C'est d'ailleurs dans son usine de disque, Ofm vinyl, basée en France, que tu as pressé Arcxicon...
Oui, j'ai passé trois jours là-bas, à Septfontaines (Doubs), en pleine campagne parmi les vaches. C'est une usine artisanale : Olivier fait une centaine de disques maximum. Il travaille avec des artistes contemporains, sort des éditions très limitées.
Tu as un studio chez toi ?
Non, j'ai une valise. Je peux aller jouer n'importe où avec. J'étais à Bastia il y a trois semaines. J'ai joué dans ma chambre d'hôtel pendant trois heures. J'ai tout enregistré. J'ai branché mes machines dans la télé pour avoir le son. Je n'aime pas du tout les studios. C'est un peu trop "Starwars", il y a plein de machines. C'est hermétique et ce n'est pas mon style. J'aime bien bouger, faire des choses en même temps que de faire de la musique. Des fois, je m'installe par terre.
On sent dans Lugano Fell le désir de liberté.
La dernière fois que j'ai joué, j'ai installé mon matos sur la scène mais je me suis mis sur le dancefloor, dos au public. Car je savais qu'en première partie, les gens sont au bar. Petit à petit, ils sont tous venus voir ce qu'il se passait. On était tous au même niveau. Sans l'idée de scène.
C'est assez visuel, j'ai les disques partout, ça fait un peu atelier. Ça m'a beaucoup plus. J'ai toujours eu envie de faire autrement, de casser les conventions. Me mettre dans le public, c'est un truc que j'ai toujours voulu faire avec Swayzak. À chaque fois que je proposais on me disait : "non, on ne peut pas, c'est dangereux".
En faisant Lugano Fell, je peux faire ce que je veux. Je peux choisir, j'ai le droit de dire non. Avec Swayzak, à un certain moment je pouvais pas dire non.
C'est pour cette raison que tu as quitté Swayzak il y a un an ?
J'ai senti que c'était de plus en plus un job. Et pour moi ça n'a jamais été le but. La musique est une passion, j'avais la chance de gagner ma vie grâce à elle. Les deux dernières années, j'ai commencé à sentir que je n'étais pas là. Parfois, c'était un peu l'usine. J'avais envie de faire autre chose. Je ne jouais pas tous les week-end. Depuis que j'ai eu les enfants, je me suis mis une limite de jouer deux fois par mois. C'est difficile de gérer les deux vies. J'avais beaucoup voyagé et moins l'envie de faire les gros trajets et les nuits blanches. Ça use. On a sorti notre premier maxi en 1997. Il y a des DJ qui ont 56, 57 ans. J'ai 45 ans. Ce n'est pas pour moi.
Tu es toujours en contact avec David Brown (autre moitié du duo Swayzak) ?
Il n'y a rien de mal entre nous, c'est très amical. J'ai bien aimé qu'il change le nom (S_W_Z_K) : on voit qu'il y a un lien et en même temps que ce n'est pas pareil. C'est une très bonne idée. En plus il revient avec un projet qui n'a rien à voir musicalement. C'est un signe qu'il voulait aller plus loin. Tout comme moi avec Lugano Fell.
Tu as aussi un autre projet, en duo avec Jack de Marseille. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Le projet s'appelle Dektone, ça résume bien le duo avec "Dek" (deck), les platines, et "tone" le son. Ce n'est pas du tout l'idée de remplacer Swayzak. C'est comme avec Olivier [du label Mental Groove, ndlr], on s'est rencontré de façon très naturelle. J'avais animé un stage de création musicale, à Aix-en-Provence et Jack était stagiaire. C'était un très mauvais élève ! Lui c'est un DJ, il est passionné par les vinyles depuis toujours. Entre Jack et moi, c'est une bonne rencontre, complémentaire. Nous avons joué ensemble pour la première fois à Paris en juin. Lui faisait un set, je devais faire un live. J'avais juste mis un peu de son pendant qu'il passait des disques. Il m'a dit : "vas-y continue". J'ai mis des voix, des effets, des bruits, des rythmiques… On s'est éclaté !
Nous avons fait plusieurs répétitions à Aix, à Seconde Nature, un lieu artistique et résidence. On sent qu'il y a quelque chose à faire ensemble.
Vidéo du pressage des vinyles de Lugano Fell à Ofm vinyl :
2 Comments:
Très chouette interview !
Merci Lucile pour cette très intéressante rencontre !
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