La publication samedi dernier sur Bandcamp (en version digitale uniquement) du nouvel album d'Eyedress, Shapeshifter, me donne l'occasion de revenir sur l'incroyable année de Idris Vicuña, et notamment sur le bouleversant Astral Travelling Man « sorti » en avril dernier. En quelques mois, Eyedress aura ainsi publié, en plus des morceaux qu'il poste quasi quotidiennement sur ses comptes Soundcloud, pas moins de trois albums, dont une vraie fausse mixtape intitulée Winner's circle, hallucinant marathon hip-hop nocturne, mélancolique et orgiaque de plus de quarante titres, en réalité véritable album de son second avatar Babe Slayer (nom donné à son « label ») enregistré avec plusieurs vocalistes vraisemblablement issus de la scène de Manille aux Philippines où Vicuña est basé. Probablement faute d'argent et de structure, ces trois albums n'ont jamais été pressés sur disque. Ils ont simplement été rendus disponibles par son auteur sur différents réseaux sociaux (le garçon est présent – parfois même en double – sur Facebook, Soundcloud, YouTube, Twitter, Instagram, Tumblr et désormais Bandcamp). N'ayant qu'une existence virtuelle, nébuleuse (Winner's circle se compose entre autres de quelques extraits réorganisés d'Astral Travelling Man ainsi que de morceaux enregistrés à diverses époques) et éphémère (ils ont été retirés de ses comptes quelques semaines après leur parution), ces albums sont comme des fantasmes d'albums, des collections rêvées de chansons publiées sur un label tout aussi imaginaire et fantasmatique.
Le fantasme, c'est justement ce qui constitue tant le moteur créatif de Vicuña que la matière même de ses chansons et au-delà, de ses albums. Il faut faire quelques recherches sur le jeune homme, tomber sur des portraits incertains ou sur de vagues retranscriptions d'interview Skype pour comprendre la façon dont, dans ses productions et notamment dans ses paroles, la vie d'Idris (déjà un roman en soi : élevé aux États-Unis puis contraint de retourner à Manille où il vit désormais coincé chez ses parents, malgré ses rêves d'Amérique et son mariage avec une jeune femme vivant à Tokyo) et le fantasme s'entremêlent pour façonner la fascinante persona d'Eyedress, poseur androgyne ayant su digérer les sons parmi les plus branchés de ces dix dernières années mais aussi garçon ultra sensible capable de confessions intimes frôlant parfois une indécence choquante.
Musicalement, Astral Travelling Man navigue entre hip-hop, synth pop, R'n'B et dream pop, mais on y entend aussi les influences conjuguées du shoegazing, du son d'Italians do it better, du queer rap new-yorkais ou de la witch house. Et si le résultat est si brillant, c'est parce que Eyedress mêle magiquement ces sons en les imprégnant de sa personnalité propre, de sorte que l'album ne donne jamais le sentiment d'une juxtaposition incohérente, mais plutôt celui d'un glissement permanent, imperceptible et hypnotique ; une rêverie.
Le fantasme, c'est justement ce qui constitue tant le moteur créatif de Vicuña que la matière même de ses chansons et au-delà, de ses albums. Il faut faire quelques recherches sur le jeune homme, tomber sur des portraits incertains ou sur de vagues retranscriptions d'interview Skype pour comprendre la façon dont, dans ses productions et notamment dans ses paroles, la vie d'Idris (déjà un roman en soi : élevé aux États-Unis puis contraint de retourner à Manille où il vit désormais coincé chez ses parents, malgré ses rêves d'Amérique et son mariage avec une jeune femme vivant à Tokyo) et le fantasme s'entremêlent pour façonner la fascinante persona d'Eyedress, poseur androgyne ayant su digérer les sons parmi les plus branchés de ces dix dernières années mais aussi garçon ultra sensible capable de confessions intimes frôlant parfois une indécence choquante.
Musicalement, Astral Travelling Man navigue entre hip-hop, synth pop, R'n'B et dream pop, mais on y entend aussi les influences conjuguées du shoegazing, du son d'Italians do it better, du queer rap new-yorkais ou de la witch house. Et si le résultat est si brillant, c'est parce que Eyedress mêle magiquement ces sons en les imprégnant de sa personnalité propre, de sorte que l'album ne donne jamais le sentiment d'une juxtaposition incohérente, mais plutôt celui d'un glissement permanent, imperceptible et hypnotique ; une rêverie.
Dans ses fantasmes, Eyedress fait donc du rap à grosses basses, comme sur le titre d'ouverture "Snakes never prosper". C'est aussi un producteur fortuné et couru qui offre à des chanteuses synthétiques des bijoux de R'n'B scandaleusement sexuel ("Money makes me feel alright (A million pounds)"). Eyedress est un garçon à succès, un étalon qui fait littéralement jouir les filles dans la moiteur de sa chambre (les gémissements auto-tunés de "U Better be special").
En quatre chansons, l'album a déjà décliné une impressionnante grammaire électro hip-hop et R'n'B, pleine jusqu'à la gorge de clichés (qu'est-ce qu'un cliché sinon la cristallisation d'un fantasme ?) à la limite du sexisme. Mais le caractère hautement sexuel de ce premier acte lui permet de glisser doucement vers des territoires plus langoureux, et donc aussi plus mélancoliques et oniriques. À partir de "Make up sex", si la production et les voix sont toujours aussi moites, le son devient discrètement plus cotonneux, comme enregistré en sourdine, dans l'intimité ouatée de la chambre à coucher, lieu à la fois de la solitude et de la baise, du sommeil et de la torpeur éveillée. C'est de la midnight wave, chargée de désirs ardents et de pensées tristes. Sans que l'on s'en rende compte, tant les histoires de cul, de manque et d'amour se déroulent et se succèdent subtilement ("Make it up to you" est une adresse évidente à l'épouse tokyoïte d'Idris), il est environ deux heures du matin et le voyage astral passe maintenant à un son dream pop, presque shoegaze ("Fear of falling in love (Philophobia)"), avant de ralentir le tempo et d'achever de faire du R'n'B d'Eyedress la plus belle chose entendue cette année (les intenses réverbérations de "Nobody's Girl" – titre qui fait voler en éclat le sexisme du début – puis la suspension spectrale de "Want my love").
Il doit être autour de quatre heures quarante-quatre et l'on a veillé toute la nuit, à moins que l'on se soit assoupi, on ne s'en souvient plus. On est seul dans une chambre quelque part à Manille, cité étouffante que l'on rêve de quitter. Astral Travelling Man, cet album sexuel, liquide et langoureux, plein de fantasmes de caresses, de coïts et de sons moites, s'achève par "Do it for love", une complainte déchirante où, tandis qu'une guitare cristalline se mêle à de superbes basses synthétiques, il est question d'apocalypse sentimentale, de tendances suicidaires, de désirs de fuite, de problèmes d'argent et d'absence d'amour paternel. Troublantes nuits que les nuits de Manille, celles passées dans la chambre d'Eyedress à s'apitoyer sur sa vie et en fantasmer d'autres tandis que dehors les gens s'amusent. Je rouvre les yeux dans une chambre à Paris. Je devais sortir ce soir mais je vais rester seul et tenter de rendre compte de cet étrange et bouleversant voyage à travers les espaces, les genres et les degrés de réalité d'une persona pop. Après cet album en forme d'aveu de dépression (qu'il a depuis effacé de ses comptes par honte), Eyedress a repris du poil de la bête ; il se concentre désormais pour l'essentiel sur des productions hip-hop merveilleusement tordues qu'il enregistre avec moult invités vocaux. Si celles-ci restent en tous points impressionnantes, peu d'entre elles atteignent le niveau d'émotion des titres qui composent cet album si personnel et d'une beauté rare.
En bref : album rêvé et rêveur qui, à l'aide de synthés liquides et d'un auto-tune, passe avec une fluidité inouïe du R'n'B électro à la dream pop et traverse ainsi subtilement les genres en y sublimant les fantômes et fantasmes qui hantent son auteur.
Plus aucun morceau du magnifique Astral Travelling Man ne subsiste sur YouTube ou Soundcloud. Il vous faudra les rechercher dans les limbes de l'Internet. Voici son tracklisting : 1. Snakes never prosper / 2. Money makes me feel alright (A million pounds) / 3. Be your boy / 4. U better be special / 5. Make up sex / 6. Make it up to you / 7. Fear of falling in love (Philophobia) / 8. Nobody's girl / 9. Want my love / 10. Do it for love.
Certaines de ces chansons figurent néanmoins sur cette mixtape intitulée Babe Slayer (qui correspond à l'album Winner's circle mentionné plus haut).
1 Comment:
Faire une chronique sur un album introuvable (à l'heure d'Internet), c'est quand même le total fantasme du chroniquer des années 2010. Bon, je vais continuer à creuser.
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