16 décembre 2016

Frank Zappa - Waka Jawaka (1972)

Au pied du mur, pas facile de parler de Zappa, de ma passion et fascination pour sa musique. J'ai beau y réfléchir, je crois que j'aime tout dans Zappa, tous les albums (tous ceux que j'ai écoutés), tous les orchestres qu'il a dirigés, ceux des années 60 avec les Mothers of Invention, ceux des années 70 (l'orchestre du live au Roxy, qui est sorti cette année en DVD : Monstrueux !), ceux des années 80, peut-être surtout eux, cette époque bizarre où Zappa prend des soli sur des rythmiques reggae, revisite de vieux morceaux, s'entoure d'une section de cuivres conséquente (live in Barcelona), et d'un chanteur fou absolument génial, alias Bobby Martin. Cette époque bizarre où les meilleurs adoptent les nouveaux synthés et autres trouvailles technologiques, sans aucun recul, pour des résultats aujourd'hui indigestes, alors que Zappa garde la tête froide, intègre de nouvelles sonorités sans en faire une fin en soi, et maintient un niveau musical hallucinant.


Commençons par un petit zoom sur le début des années 70 : c'est la mode de la fusion rock/jazz. Bitches Brew de Miles est passé par là, Weather Report se forme en 1971. Zappa qui a horreur du jazz se lance dans la fusion. En fait, Zappa aime Coltrane, Ayler, Dolphy, Shepp, mais pour lui le jazz (c'est peut être vrai pour beaucoup d'américains mélomanes) c'est le Jazz blanc commercial, cette vaste entreprise néocoloniale de pillage et d'aseptisation du jazz noir, un jazz académique, qui enquille les II/V/I sans sourciller et ne transpire pas beaucoup (écouter Shorty Rodgers and the Giants, le repoussoir des années lycées, si l'on en croit une interview). Si beaucoup de ses compos relèveront plus du free rock que d'une  fusion rock/jazz, en ce début des années 70 Zappa rêve d'une vraie fusion, de cuivres, de cymbales frémissantes, de grandes plages d'impro, et même de big band. Waka Jawaka sera une sorte d'échauffement, avant son grand oeuvre fusion qu'est The grand Wazoo (qui sortira la même année, et où on basculera pour de bon dans le big band trois étoiles).

la face A est un pur chef d'oeuvre : Big swifty. 17 mn de groove non stop ET de musique savante. Il faut souvent choisir entre musique groovy, directe, facile d'accès, et musique savante. Là on a les deux ! (la musique indienne fait ça tous les jours me direz vous, et c'est vrai). Impossible pour Zappa de balancer un petit thème, de distribuer les chorus et de rentrer à la maison. Le quartet d'Ornette Coleman massacrait la tradition en avalant les thèmes à un tempo affolant, Zappa, lui, crée  un thème anormalement complexe pour le genre, suivi de multiples variations hallucinantes (du genre "allez zou, on triple les croches, comme Charlie Parker), comme s'il composait une pièce de musique contemporaine. Mais avec un putain de batteur (Aynsley Dunbar) pour dynamiter tout ça ! Puis une plage expérimentale où le tempo devient flottant, suivi dans une même coulée, du premier chorus pris par Georges Duke aux claviers, musicien qui prendra une place essentielle dans les formations des 70's. Les chorus ne s'enchaînent pas là encore de façon très orthodoxe, un soliste prédomine,  mais accompagné d'autres instruments, avec des passages visiblement écrits. Après le solo de batterie et une accalmie, vient une nouvelle variation, un quasi nouveau thème, avec une nouvelle harmonie, un ensemble de toute beauté.

Sur la face B, c'est la récréation rythm' n blues, mais où Zappa déploie toute sa science des arrangements vocaux, irriguée par sa passion pour le gospel, la soul et le doo-wop. De multiples changements de directions rendent l'ensemble faussement simple, et on comprend tout à coup que Mr Bungle, Zorn et Estradasphere n'ont rien inventé. Arrive enfin le morceau titre, où l'orchestre sonne comme jamais sur un thème majestueux digne d'une symphonie ou d'une BO de Morricone, avec des passages très hot, des aigus violents à la Dizzie Gillespie, bref le jazz nègre qu'on aime, et  qui faisait triper Boris Vian !

En Bref : un grand disque de jazz rock, conçu par quelqu'un qui n'aimait pas le jazz. Une intrication fascinante de musique écrite et de musique improvisée.  Je crois que je serais capable de l'échanger contre certains Miles, ou même tout Weather Report (même avec le Pastorius, si si !).





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